Transcription de l’entretien :
Planète Douance : Carlos Tinoco bonjour
Carlos Tinoco : bonjour
Planète Douance : Carlos Tinoco vous êtes un autodidacte passionné et aussi quelqu’un qui a fait des études brillantes, un peu chaotiques peut-être ?
Carlos Tinoco : ouh la, autodidacte passionné… Je ne sais pas si autodidacte est le bon terme, enfin en partie oui sans doute. Disons que ce que les études que j’ai faites ont eu de chaotique, c’est que, comme beaucoup d’autres gens, et notamment parmi les gens dits précoces ou surdoués, je n’étais pas du tout scolaire. Finalement les diplômes aux concours que j’ai pu avoir, je les ai beaucoup passés seul en me frayant mon chemin. Si cela fait de moi un autodidacte alors oui. Disons que j’ai un parcours de normalien agrégé de philo relativement classique d’un point de vue universitaire, que par ailleurs j’ai entamé une analyse quand j’avais à peu près 20/21 ans, pour régler des trucs personnels que j’avais à régler, et que cette analyse m’a conduit au fil des années à explorer d’abord le champ du psychisme, puis 20 ans plus tard à une pratique de psychanalyste.
Planète Douance : Carlos, vous êtes né à Paris dans les années 70 et vous avez passé votre enfance dans ce qu’on appelle l’ambiance post soixante-huitarde avec tout ce que cela comporte bien sûr comme ouverture d’esprit. Vous vous êtes attaqué à ce que l’on nomme l’intelligence et à ses corollaires, la douance, la surdouance, le haut potentiel, etc… Qu’avez-vous tiré de concluant de cette étude concernant l’intelligence ?
Carlos Tinoco : je m’y suis attaqué d’abord pour des raisons personnelles. Le terme de surdoué qui est issu des années 70 est une étiquette qui m’a été posée dessus très tôt puisque j’ai sauté des classes très précocement et j’ai passé des tests assez tôt. Et j’ai passé mon enfance et mon adolescence à me battre avec cette étiquette que je ne comprenais pas trop et dont j’étais assez persuadé qu’elle masquait une réalité très mal comprise. La première opposition a été une opposition à ce que l’école appelle traditionnellement l’intelligence qui ne me paraissait pas du tout convenir. Ça ne me paraît d’ailleurs toujours pas convenir.
Si je suis devenu prof et enseignant c’est sans doute, je l’ai compris après, pour m’attaquer à ça, essayer de comprendre ce qu’il se passait. Qu’est-ce qu’il se passe quand quelqu’un comprend ? Qu’est-ce qu’il se passe quand il est performant ? Qu’est-ce qu’il se passe aussi quand ça bloque et qu’il n’est pas performant ? Et au fil de mon parcours, je me suis également intéressé non pas seulement à la manière dont l’école traite la question de l’intelligence mais aussi à la littérature sur le sujet, la littérature spécialisée et notamment celle consacrée à la haute intelligence, aux surdoués, puisqu’il existe toute une littérature sur le sujet de gens plus ou moins auto-proclamés spécialistes de la chose. Et là encore, même si des choses intéressantes sont dites, j’ai la conviction qu’il y a une très grande carence et qu’au fond ce phénomène global de l’intelligence est assez mal cerné.
La conception usuelle qu’on se ferait c’est celle d’un ensemble de facultés cérébrales qui seraient inégalement distribuées, sans doute d’origine génétique ou alors éventuellement liées au milieu culturel et à la stimulation dans l’enfance qui feraient de nous des gens plus ou moins doués dans tel ou tel domaine, telle ou telle opération cognitive et cérébrale. Bien sûr, cette vision-là n’est pas totalement fausse. Mais je pense qu’elle n’explique que très partiellement les différences de performance d’un individu à l’autre et d’un contexte à l’autre. C’est une des choses dont on ne peut pas ne pas s’apercevoir si l’on analyse un peu la pratique d’enseignant quand on l’accomplit soi-même : précisément les différences de performance d’un contexte à l’autre et d’un individu à l’autre sont tellement criantes. La même opération cérébrale, logique (ce qui pour un ordinateur en arrière-plan serait exactement la même fonction) suivant que l’individu est placé en cours de maths ou en cours de philo ou en dehors des murs du lycée, ne va plus du tout s’effectuer de la même façon. Je cite l’exemple dans mon livre : on sait très bien que même un prix Nobel de physique devient bête à manger du foin quand il entre dans une cuisine, il est incapable de se faire cuire des pâtes…
Donc la différence de performance suivant les contextes ne me paraît pas du tout coller avec l’idée que ce qui déterminerait la performance intellectuelle serait exclusivement une faculté que l’on possède ou que l’on ne possède pas.
Planète Douance : quelle est-elle dans ce cas-là ?
Carlos Tinoco : justement. Là, je vais répondre de biais. Finalement, la seule chose que l’on sait mesurer, ce sont ces capacités cognitives. On sait faire passer des tests de QI qui sont assez bien faits et qui permettent d’approcher assez bien un certain nombre de choses : vitesse de traitement, mémoire de travail, etc… Tout ça est bien connu. Mais de l’autre côté il y a cette intime conviction de pas mal de psys que les surdoués ne sont pas simplement des gens qui raisonnent plus vite ou différemment, mais qu’il y a un certain nombre de caractéristiques psychologiques et affectives que l’on retrouve de manière assez récurrente. Celles-là aussi sont assez bien connues puisqu’on les a nommées : résistance à l’autorité, volonté d’autonomie, faible résistance à l’ennui, un rapport plus vif aux émotions et aux affects, que l’on a souvent nommé hypersensibilité même si je n’aime pas du tout ce terme parce qu’il pathologise… une nébuleuse de caractéristiques dont on n’est pas sûr d’ailleurs qu’elles soient directement induites par la performance intellectuelle mais que l’on retrouve quand même plus fréquemment. J’oublie aussi, et c’est important, l’assez forte propension de ces gamins-là à se poser beaucoup de questions sur la mort, ou des questions universelles, métaphysiques, politiques,… Jusqu’à présent dans la littérature, la coexistence de ces caractéristiques psychologiques et des performances intellectuelles est une espèce de point aveugle, personne n’essaye même de l’expliquer.
Si l’on s’en tient à l’idée que l’intelligence serait déterminée par des habiletés logiques, qu’elles soient liées à l’ADN ou qu’elles soient issues de l’histoire de l’individu, on ne voit quand même pas très bien comment ces facultés logiques pourraient déboucher mécaniquement sur les caractéristiques psychologiques que l’on vient de décrire.
Planète Douance : donc il y a d’autres variables ?
Carlos Tinoco : oui. Ce qui m’a fait approcher l’intelligence sous cet angle ce n’est pas simplement la littérature sur le sujet ou mon approche de psy. Ces dernières n’ont fait que renforcer mon expérience intime. L’expérience intime de beaucoup de dits surdoués, c’est qu’ils rentrent avec pas mal de facilités dans beaucoup de domaines, ce qui est énigmatique par rapport à la conception habituelle que l’on se fait du don. Pour beaucoup de gamins, et j’en ai rencontré pas mal, tout semblait relativement facile, enfin la plupart des choses, aussi bien des pratiques artistiques, des pratiques manuelles, des pratiques sportives, les maths, l’histoire,… personnellement j’avais l’impression de rentrer avec pas mal de facilités dans tout ça. Chaque fois que j’essayais un nouveau truc on me disait « Qu’est-ce qu’il est doué ! ». Et en même temps, ce qui est très bizarre quand on est gamin et concerné, c’est que je m’apercevais bien que ce que je faisais n’était pas très compliqué et qu’on fond c’était exactement les mêmes procédés qui m’amenaient à être performant. Je suis persuadé que finalement, ce qui amène la performance, ce n’est pas du tout l’ensemble de facultés logiques ou de capacités cérébrales mais un type de positionnement vis à vis de l’objet auquel on réfléchit.
Planète Douance : intéressant, mais de quel type de positionnement parles-vous ?
Carlos Tinoco : Il s’agit d’un positionnement psychologique.
Planète Douance : psychologique ?
Carlos Tinoco : c’est ça que j’ai exploré dans mon ouvrage. Je suis parti de l’hypothèse que ce serait plutôt les caractéristiques psychologiques qui seraient à l’origine de bon nombre de performances intellectuelles. Je ne prétends pas non plus trouver la martingale qui expliquerait absolument tout. Il peut y avoir la place au fait que tel ou tel individu ait un cerveau particulièrement efficient. J’ai essayé de distinguer dans mon livre différentes catégories (doués, prodiges). Disons que ce que je suis allé traquer, c’est un certain type de performances intellectuelles, celles que l’on cherche autour de la dénomination « zèbre » (même si je n’aime pas du tout ce terme), c’est à dire pas seulement intelligent, pas seulement différemment intelligent, mais cet ensemble de caractéristiques qui déterminent un profil psychologique.
Si j’anticipe un peu sur la solution qu’il me semble avoir dégagée, c’est au fond quelque chose qui a un rapport avec la manière dont l’individu va travailler sa propre angoisse et la question du sens donné à l’existence. Dit comme ça évidemment le raccourci est un peu brutal. Je suis passé surtout par la philo et par l’anthropologie. Comme je suis psychanalyste, et comme j’ai employé à certaines moments des termes psychanalytique car je n’allais pas m’interdire de les employer, un certain nombre de lecteurs ont pu s’y tromper, qui ont pu croire que c’était une théorie psychanalytique. Alors que je n’ai pas fait grand-chose d’autre que de juxtaposer un certain nombre d’évidences qui sont des lieux communs non pas de la psychanalyse mais de toute l’anthropologie contemporaine pour interroger ce qu’il se passe quand un individu quel qu’il soit réfléchit à un problème, avec l’idée que nous ne sommes évidemment pas des machines logiques. Nous ne sommes pas des ordinateurs, nous avons des affects, et surtout quand nous réfléchissons à un problème, nous ne sommes jamais seulement en train de réfléchir à ce problème quel qu’il soit (que ce soit un problème de maths ou un problème à résoudre dans le quotidien), on est toujours engagé tout entier dans son rapport au monde à ce moment-là.
Sous l’angle cognitif, réfléchir à un problème c’est toujours commencer par définir ce que les mathématiciens appellent un espace de solutions, c’est à dire restreindre le champ des possibilités, et surtout s’appuyer sur un certain nombre de présupposés, de postulats, à partir desquels on tente de résoudre le problème. Tout tient dans la manière dont on va construire ces présupposés. Ces présupposés impliquent toute une conception du monde, de l’individu, du rapport que l’individu se fait au monde, et pour la plupart des gens, les gens normaux, ce qui limite leur intelligence, ce serait à mon avis pas du tout le fait qu’ils seraient cérébralement incapables d’accomplir ce qu’on leur demande, mais bien plutôt le fait que dans tel contexte donné, dans telle situation, ils s’interdisent d’y réfléchir sous certains angles, parce que le sens qu’ils donnent à leur position subjective au moment où ils réfléchissent les empêchent d’interroger ce qu’il faudrait interroger pour être performant.
Là c’est encore très abstrait. Pour revenir à mon prix Nobel de physique à l’époque où il ne savait pas se faire cuire des pâtes, c’était l’époque où la cuisine était le royaume sacré des femmes et où c’était tellement associé à la féminité que du coup il y avait quelque chose comme une inhibition très forte et que l’opération cérébrale, à la fois simple et complexe à la portée de n’importe quel cerveau qui consiste à analyser les éléments que l’on a en face de soi et à en déduire ce que l’on pourrait faire pour arriver à manger correctement quelques minutes plus tard, cette opération-là lui était impossible, interdite psychologiquement. Je peux continuer comme ça pendant des heures mais cela engage tout un tas de choses assez complexes sur les modalités de croyances, sur la manière dont se fondent les croyances d’un individu et sur le rapport à la loi.
Pour revenir à la différence entre les surdoués et la norme, disons que certains individus sont structurés de telle manière qu’ils ont besoin systématiquement de réinterroger le contexte et le sens de la situation dans laquelle ils sont.
Planète Douance : « ils sont structurés de telle manière » : il faut peut-être revenir aux origines premières de comment est-ce qu’ils sont arrivés à cette structure ?
Carlos Tinoco : c’est une question à laquelle j’ai failli ne pas répondre dans mon bouquin, je l’ai soulevée, mais je ne suis pas sûr que s’agissant de structures psychologiques profondes on puisse facilement trouver une explication générale ni de type biologique ni non plus de type psychanalytique avec sommairement un complexe d’Œdipe par exemple qui, s’il est vécu exactement de telle manière donnera un individu structuré de cette façon-là, ni non plus dans des explications sociologiques assez simples voire simplistes (si l’individu est élevé de telle façon…). Il me semble que ce qui induit la structure psychologique d’un individu c’est un ensemble de paramètres tellement complexes, que du coup c’est dans chaque situation singulière que l’on peut observer comment cela se construit. J’ai essayé d’approcher des explications possibles, mais des explications qui, à mon avis, coexistent.
Pour essayer de revenir à ce que je disais tout à l’heure sur l’angoisse et la question du sens, il y a une chose qu’absolument tous les êtres humains ont besoin d’avoir pour résister à cette conscience du fait qu’on va mourir, que le temps passe, que tout ça se disloque, conscience redoutable qui nous menace tous de dépression : on a besoin de croire à un certain nombre de choses, on a besoin de croire que notre vie a un sens. Ce qui nous permet de croire, c’est un certain nombre de valeurs, de critères, de normes, ce que la psychanalyse et les anthropologues appelle la loi dans les sociétés traditionnelles. Cela dépasse très largement ce que l’on entend par le sens juridique. C’est l’ensemble des normes qui définissent un espace social et par lesquelles on peut se reconnaître. Je cite dans mon livre Séguéla au moment où il dit que si on n’a pas une Rolex à cinquante ans on a raté sa vie. C’est une phrase à la fois odieuse, et en même temps elle dit quelque chose de très fort et très vrai au sens où on a tous besoin de quelque chose : une Rolex, une famille, un parcours de vie, le sentiment d’être plus libre qu’à 20 ans, quelque chose en tous cas pour résister à cette idée terrible que je m’approche progressivement de la vieillesse, un jour je vais disparaître et tout va se perdre. On a besoin de pouvoir croire en un objet au sens large. On a un parcours de vie. Cette croyance ne s’établit pas seule. Elle s’établit par référence aux normes d’une société. Quand on peut s’appuyer aux normes de l’endroit où l’on vit, on a beaucoup plus de forces pour y croire. Si on a la reconnaissance des autres, si tout le monde nous confirme que l’objet que l’on tient (une Rolex ou quel que soit cet objet : une carrière, une famille,…) a une valeur absolue, on est beaucoup plus fort pour résister à l’angoisse. Cela n’a rien à voir avec une théorie psychanalytique, c’est un lieu commun de l’anthropologie.
Cela implique que la plupart des gens, quand ils réfléchissent à un problème, sont dans un tel rapport à cette norme qu’elle les rend incapables d’adopter certaines positions.
Quand je suis devenu prof, j’ai commencé par vivre un assez grand sentiment de solitude parce que la plupart de mes collègues ne sont pas du tout profs comme je peux l’être. Et je vois bien que ce qui me rassure moi, ce qui me permet de trouver du sens, c’est quasiment symétriquement inverse à ce qui leur permet à eux de trouver du sens. Pour la norme, devenir prof c’est s’adosser implicitement à ce que les règles de cette institution ont prescrit comme devant être l’enseignement. Si je suis prof, je vais m’habiller en prof, je vais parler comme un prof, et puis je vais faire le programme comme d’autres profs ont fait le programme avant moi, je vais faire le type de cours qu’on me prescrit, que l’institution m’a demandé de faire, qu’une commission des programmes a pensé pour moi, et tout ça doit bien avoir du sens, sinon on ne me paierait pas pour ça et je ne grimperais pas d’échelon tous les 2 ou 3 ans et je n’aurais pas de bons rapports d’inspection. Moi je ne pouvais pas me masquer en devenant prof, d’abord parce que j’avais le souvenir cuisant de l’ennui que j’avais ressenti comme élève dans cette situation, du sentiment d’inutilité totale et d’absurdité totale de l’écrasante majorité des cours auxquels j’assistais… Je ne pouvais donc pas masquer le fait que quelque chose n’allait pas du tout. Si je m’étais contenté de répéter les procédures habituelles, j’aurais eu un sentiment de vide étourdissant. Aucun compliment de quelque inspecteur que ce soit, de quelque proviseur, de quelque collègue n’aurait pu me consoler de ça. Quand on regarde ce qui se passe, quand on analyse, c’est vertigineux à quel point il y a dans cette institution une perte abyssale de temps de moyens, d’énergie, à quel point les élèves n’apprennent rien par rapport à leurs capacités cérébrales, à quel point ils sous-performent de manière incroyable, et à quel point, alors qu’on leur prend quasiment tout leur temps de 5 à 18 ans, au bout du chemin il ne reste quasiment rien, c’est ahurissant. Partant de ce constat, ma seule manière d’exister comme prof c’est de me dire « il va falloir réinventer, faire autre chose, trouver ce que c’est que d’enseigner », ce qui m’oblige à me poser des questions, à me demander à quoi sert cette institution aujourd’hui ? Qui j’ai en face de moi ? C’est quoi un ado ? Qu’est-ce qu’ils veulent vraiment ? Qu’est que c’est la philo ? Pourquoi je l’enseigne ? Comment ça marche un cerveau ? Quand ils ne retiennent pas, pourquoi ne retiennent-ils pas ? Au contraire quand leur mémoire fonctionne très bien, pourquoi fonctionne-t-elle très bien ? Quand il y a un problème d’autorité, pourquoi y a-t-il un problème d’autorité ? Qu’est-ce que c’est l’autorité ? Pourquoi est-elle en crise ? Bref, ça ouvre énormément de questions.
Je ne prétends pas avoir répondu à toutes ces questions, mais pouvoir les ouvrir induit des positions de réflexion qui permettent à certains moments d’être beaucoup plus fécond.
Planète Douance : retrouver un autre sens peut-être ? Retrouver un sens perdu, retrouver un sens qui a plus de sens ?
Carlos Tinoco : voilà, ces individus-là sont ceux qui n’arrivent pas comme les autres à s’adosser aux normes, à croire suffisamment aux normes. Dans cette idée-là, je flirte avec quelque chose qui a déjà été pointé, notamment par les psychanalystes mais d’une manière à mon sens absolument catastrophique. C’est-à-dire qu’il y a dans une certaine tradition psychanalytique de réflexion sur la question des surdoués une tendance à pathologiser cette difficulté à s’adosser à la norme. A mon avis, cela vient d’une manière d’interroger l’objet d’un positionnement psychologique, mais qui serait pathologique, qui serait au fond le propre d’individus qui ont pas bien résolu leur Œdipe, c’est-à-dire qui grosso modo n’ont pas réussi à intérioriser la Loi. La Loi, ils n’arrivent pas à y croire, elle ne marche pas, la fonction paternelle a pas bien fonctionné d’une manière ou d’un autre, et du coup ils sont dans cette quête de sens, d’absolu, qui les absorbent et qui fait leur souffrance, et ça les rend plus intelligents, certes, mais à quel prix ! Et là où ça me parait totalement vicié, c’est que, implicitement, cela permet de considérer que la norme, elle, elle fonctionne bien, que c’est ceux qui ont bien résolu leur Œdipe qui ont compris qu’il n’y a pas de questions à se poser, et que finalement, bien sûr que ça a du sens, que la loi est satisfaisante. C’est ne pas voir que, au fond, il y a toujours défaillance de la loi, et que le rapport de la norme à la loi, s’il était serein, s’il était apaisé, il ne contiendrait pas d’interdit de pensée.
Si l’on reprend l’exemple de l’Education Nationale, il y a aujourd’hui un nombre de mécanismes pathologiques autour de la norme ahurissant ! Parce que finalement, au fond, c’est désastreux ce qui se passe. Et c’est vraiment désastreux, c’est n’importe quoi. Même un bon élève, un bon élève qui a eu des bonnes notes – je ne parle pas de l’élève qui adore ça, et qui est très singulier – je parle du bon élève, de l’élève scolaire, qui a eu des bonnes notes en histoire, en langues, en maths – il arrive le jour du Bac, il a bachoté, il connait ses trucs, et six mois plus tard il ne lui reste rien ou quasiment rien. Dans sa première langue il est incapable de tenir une vraie discussion, alors qu’il en a fait pendant des années et des années. En maths, deux ans plus tard il lui restera la règle de trois et les quatre opérations, et encore. En histoire : rien du tout ! Le niveau moyen de réflexion est très faible. Et pourtant, ils ont entendu parler du Moyen Age, ou de l’Ancien Régime ou de l’Empire Romain, ils en ont entendu parler tous les ans pendant dix ans, mais il ne reste rien ! Les seules choses qui restent de l’Empire Romain, c’est parce qu’ils ont lu Astérix et qu’ils savent comment était habillé un centurion, mais aucun outil, aucune date, aucun élément, aucune dynamique historique, rien ! Un vide abyssal !
Planète Douance : là, si je comprends bien, vous êtes en train de parler de la faillite d’un système dans sa globalité ?
Carlos Tinoco : oui, absolument. Alors que les mêmes, s’ils aiment le foot par exemple, et qu’on les interroge sur un match qu’ils ont vu il y a quinze ans, ils sont capables de dire qui a fait la passe décisive et qui a marqué. Ils sont capables de retracer l’histoire de leur club favori sans aucun effort volontariste. Et donc, cette faillite, tout le monde la connait, tout le monde est au courant, et au fond elle est très angoissante pour la plupart des individus. Mais du coup, paradoxalement, plus elle est angoissante, plus la majorité des gens sent que les normes auxquelles ils s’adossent sont défaillantes, et paradoxalement moins ils vont les interroger et plus ils vont s’y accrocher comme un noyé s’accroche à une bouée ou au moindre bout de bois, et cela devient extrêmement rigide. Du coup, il y a des choses qu’il ne faut surtout pas dire parce que c’est trop perturbant, qu’il ne faut surtout pas penser, surtout ne pas interroger. Je donne un exemple…
Planète Douance : cela ne peut pas perdurer, ce n’est pas possible ?
Carlos Tinoco : quoi donc ?
Planète Douance : cela ne peut pas perdurer, c’est un système voué à l’échec ?
Carlos Tinoco : oui, et en même temps cela peut durer un moment comme ça. Les êtres humains ont une faculté assez extraordinaire à se masquer la réalité. Et c’est là où ça renvoie à anthropologiquement ce qu’est la croyance. Je donne plusieurs exemples dans mon bouquin, je vais vous en donner trois en juxtaposant ceux qui me paraissent intéressants. Il y en a un qu’on connait par un anthropologue qui s’appelle Dan Sperber, qui n’est pas du tout projet à psychanalyse d’ailleurs, qui est l’exemple d’une population éthiopienne, d’une peuplade de bergers qui s’appelle les Dorzés. Les Dorzés ont une croyance assez marrante, un mythe selon lequel les léopards, qui sont les principaux prédateurs de leurs chèvres, sont des chrétiens Coptes. Et donc, dans leur mythe, puisque les léopards sont chrétiens Coptes, il va de soi que les léopards jeûnent comme n’importe quel chrétien Copte, enfin mangent maigre, ne mangent pas de viande les mercredis et les vendredis. Cette croyance perdure depuis très longtemps. En même temps, évidemment, les mercredis et les vendredis les Dorzés continuent à garder leurs troupeaux parce que, évidemment, depuis le temps ils ont observé que régulièrement un mercredi ou un vendredi il y a un léopard qui boulotte une chèvre. Et ça n’ébranle absolument pas leur croyance. Ça ne l’ébranle pas, il y a toujours un moyen de l’intégrer au mythe. Après tout, de la même façon qu’il y a des chrétiens qui commettent des péchés et qui après se confessent, ils sont juste tombés ponctuellement, là, à nouveau, sur un léopard qui n’était pas très pieu. On suppose que ce léopard va réciter deux ave et trois pater pour pouvoir quand même aller au paradis. Quand on observe les croyances dans les sociétés tribales, on voit bien qu’elles sont finalement totalement hermétiques au démenti par les faits.
Et ce n’est pas que dans les sociétés tribales. Finalement, dans l’Education Nationale, ça fonctionne aussi comme ça. Et c’est ça qui est assez vertigineux, cette capacité de cécité volontaire. Alors à quoi ça tient ? La croyance est très rigide, et finalement elle est totalement aveugle aux faits, quand cette croyance structure le regard que l’individu porte sur lui-même et que le groupe porte sur lui-même. Il est la colonne vertébrale du groupe, il devient la colonne vertébrale des individus, donc la croyance du coup ne peut pas être remise en cause. Quoi qui se passe, et même si elle est totalement incohérente.
Planète Douance : Carlos, je comprends bien, je suis totalement d’accord avec vous, je vous suis absolument. J’ai une question à vous poser : quelle pourrait être la sortie de cet enfer ?
Carlos Tinoco : à l’échelle individuelle ou collective ?
Planète Douance : collective, je pense, oui. Parce qu’individuelle, je pense que certaines personnes sont déjà sorties de cet enfer.
Carlos Tinoco : on est, je trouve, à l’échelle collective, à une époque assez curieuse parce que d’un côté la fragilité des croyances sur lesquelles s’appuie notre système social est de plus en plus flagrante et de plus en plus évidente, et en même temps du coup, progressivement, ces mêmes croyances se rigidifient de plus en plus. Ce n’est pas seulement vrai pour l’école, c’est vrai pour toute une société. C’est une société qui, à la fois, paradoxalement parce qu’elle ne parvient plus à croire vraiment en elle-même, est encore plus imperméable qu’à d’autres époques à la remise en cause ou à la remise en question. Alors, en même temps, je suppose qu’il y a forcément un moment où ça craque, ou les contradictions finissent par être trop béantes.
Il y a une époque j’enseignais la culture générale à des étudiants qui étaient des apprentis magistrats. C’était des discussions assez amusantes, parce que finalement ce qui permet à un juge de se dire que, quel que soit le coût humain de la décision qu’il prend, elle est légitime, c’est de pouvoir s’appuyer sur la loi. Alors je les interrogeais sur des problèmes de philosophie du droit assez basiques, sur ce qui fait qu’on peut se dire que la loi est bonne. Evidemment, dans notre société, la réponse qu’ils avaient tous à la bouche, c’est parce qu’elle est issue d’un processus démocratique. Du coup, après, on allait interroger un peu ce que c’est que la démocratie. C’est amusant, parce que dès que l’on s’interroge un peu sur la démocratie – dêmos : peuple, kratein : pouvoir – on s’aperçoit bien que c’est aujourd’hui une farce. D’abord, ça a complètement changé de sens, ce que l’on appelle démocratie c’est le droit à l’expression, et celle de ne pas se faire mettre en taule quand on est opposant. Mais plus personne ne croit aujourd’hui que les élections, ni présidentielles ni législatives, seraient un processus qui permettrait de façon rationnelle à ce que la volonté, une volonté éclairée du peuple s’exprime, et permette un choix… C’est aujourd’hui même entériné, aucun candidat ne mène campagne sans un conseiller publicitaire, un conseiller en communication, qui va acter le fait qu’il s’agit de séduire et pas du tout de convaincre sur des arguments rationnels. Ça c’est dans le moment de l’élection. De plus, une fois l’élection passée, tout le monde a entériné le fait que le pouvoir économique étant soumis aux lois du marché, et absolument pas à la décision collective, et contraignant de plus en plus les décisions à quelques échelles qu’elles soient, aussi bien d’une municipalité que d’un pays que d’un continent, tout le monde va devoir de toute façon se soumettre à ces diktats. Il n’y a pas l’espace pour une décision collective, même pas individuelle.
Planète Douance : connaissant les zèbres, votre discours va les effrayer. Pour une raison, c’est qu’ils vont imaginer que la société peut basculer dans une société éclairée, mais elle peut tout aussi basculer dans une société encore plus, si je puis dire, noire. Qu’en pensez-vous ?
Carlos Tinoco : ah malheureusement, c’est vrai. Moi, j’ai un naturel plutôt optimiste, mais je ne suis pas d’un optimisme béat. Bien sûr que l’avenir est à écrire, et qu’il peut être aussi extrêmement dangereux. J’ai d’ailleurs écrit un petit truc récemment sur cette question. Ce qui se passe est complexe, mais justement il est intéressant de soulever sous l’angle de l’intelligence même les perspectives les plus noires. Le vote Le Pen par exemple. Le vote pour Marine Le Pen, qui est effrayant bien sûr par ce qu’il représente, mais en même temps quand j’entends tous ces journalistes, tous ces gens qui se protègent, tous ces gens, certains de bonne foi et de bonne volonté, mais qui se protègent de ce vote en se disant : « oh c’est vraiment les cons qui votent Marine Le Pen, quand on est intelligent on vote autrement ». Sauf qu’on vote quoi dans ce cas-là ? Parce que aujourd’hui, que ce soit de l’UMP au front de gauche, ce qui est proposé est encore plus absurde. C’est même assez extraordinaire : on a d’un côté des libéraux qui sont pas libéraux, qui ont actés depuis longtemps qu’ils n’ont aucune perspective d’avenir. Et d’ailleurs ils ne sont pas libéraux puisqu’ils savent bien que si les banques font des conneries il faut les renflouer sinon tout le système s’effondre. Plus personne ne croit que le marché va mécaniquement déboucher sur une société sans guerre, sans frontière, avec de l’égalité. Bref, on a des socialistes et une gauche qui s’est ralliée au libéralisme au moment même où le libéralisme s’effondrait, et donc qui n’a pas non plus d’idéaux, qui est incapable de penser une autre société, et on est finalement à l’échelle mondiale dans un moment de désarroi total ou personne n’est capable de dessiner une perspective à moyen terme, je ne parle même à long terme. De conférences internationales en conférences internationales, on constate l’impuissance totale face à des problèmes fondamentaux comme le développement durable, le réchauffement climatique, tous les problèmes géopolitiques, etc. Finalement, on a donc des gens qui ont un discours d’impuissance totale, qui sont incapables de le rationnaliser à long terme, et ce serait ça la position intelligente ?
Planète Douance : devrions-nous mettre des surdoués au pouvoir ? Bon, c’est un peu provocateur, je l’avoue.
Carlos Tinoco : oui, c’est un peu provocateur… Justement, s’il s’agit bien d’inhibition… il y a certes la différence entre deux types de profils, mais au sein même d’un profil, il y a l’individu… J’ai employé le terme dans mon bouquin de « pensée surdouée » à certains moments. A certains moments je parlais d’individus, parce qu’il y a bien un profil psychologique, et à d’autres moments j’ai employé le terme « pensée surdouée », parce que l’on peut avoir globalement ce profil-là, cette structure, et puis sur tel champ de l’existence, au moment où ça nous angoisse, au moment où ça nous déstabilise, devenir complètement obtus. Non seulement on peut, mais on est tous comme ça. Donc ce n’est pas en soi une solution miracle. Ce n’est pas comme si les surdoués c’était un ensemble d’individus tellement libres dans leur réflexion, libres tous azimuts, que du coup il suffirait de se fier à eux. D’ailleurs il y a des gens qui peuvent avoir un profil similaire et être complètement pervers. Cela s’est vu, y compris politiquement d’ailleurs. Je ne suis même pas sûr d’ailleurs qu’il n’y ait pas un certain nombre de surdoués à notre tête. Nicolas Sarkozy je ne serais pas surpris que ça en soit un, Hollande non plus. Il faut être une sacrée bête politique ! Après le problème c’est que ces types là ce qu’ils ont érotisé c’est leur quête de pouvoir personnel. Et leur intelligence elle leur a servi à ça. Je ne suis pas sûr que le salut passe par le fait de leur donner les clés.
Planète Douance : Carlos Tinoco, est-ce que nous sommes encore dans le robot biologique, dans la machine biologique, dans votre pensée ?
Carlos Tinoco : non, et ça c’est quelque chose sur lequel j’aimerais bien revenir ensuite dans d’autres ouvrages. Cette métaphore de la machine, qui remonte au XVIIème et qui a été réactivée évidemment par la création des machines intelligentes – enfin de l’ordinateur – est à la fois ce modèle, ce paradigme, ce modèle heuristique, pour essayer de comprendre le fonctionnement de l’être humain. Aussi bien sur un plan physiologique d’ailleurs quant au XVIIème on s’est mis à prendre les articulations comme des poulies et le cœur comme une pompe, que sur un plan psychologique avec l’analogie entre l’être humain et l’ordinateur. C’est à la fois précieux, fécond, intéressant, et en même temps très limité. Il y a un certain nombre de phénomènes psychiques, voire d’ailleurs somatiques, mais en tout cas psychiques, qu’à mon avis on ne peut pas comprendre si l’on reste enfermé dans les limites de ce modèle.
Planète Douance : comment ferait-on à votre avis pour expérimenter, investiguer dans ce que l’on ne connait pas actuellement. Est-ce qu’il y a des pistes actuellement ?
Carlos Tinoco : même le mot « expérimenter » n’est pas simple, ça aussi c’est une des difficultés sur lesquelles il faudrait creuser. Je pense que l’on attend trop aujourd’hui de la Science, qu’il y a un rapport très naïf à la Science, à ce qu’elle peut faire, à ce qu’elle peut dire. Il y a une très grande naïveté épistémologique. Aujourd’hui, on est dans le règne de la parole de l’expert. Et dès que l’expert a une caution institutionnelle et qu’il mathématise un peu son propos, il y a une sorte de fétichisme qui déclenche des réactions telles que : « à ben oui c’est prouvé, il y a des études qui prouvent que ».
Planète Douance : nous sommes dans le religieux, presque.
Carlos Tinoco : oui, oui, absolument oui. Non pas que je sois un sceptique par rapport à la Science, au contraire même, je suis un farouche rationaliste, mais entre les modalités de la preuve en physique théorique et en biologie, déjà il y a un écart immense. Ce qu’un physicien, un quantique, va appeler expérience de laboratoire, ce n’est pas du tout ce qu’un biologiste va appeler expérience, la manière dont ils vont mathématiser leurs protocoles n’a rien à voir. Et a fortiori dans des domaines où l’on ne peut même pas construire d’expériences, dans certaines branches de la biologie ou au fond dans toutes les sciences humaines. Certains appellent cela expérience, mais ça fait rire n’importe quel épistémologue. Et ça fait ouvrir des yeux comme des soucoupes à un physicien que l’on puisse appeler ça expérience. Donc dans les domaines où l’on ne peut pas construire d’expérience, c’est très difficile de prouver vraiment. On peut avancer, c’est légitime de s’interroger, d’essayer de mettre en œuvre des procédures rationnelles. C’est légitime d’essayer de compter, mais croire qu’on va pouvoir mesurer…
Typiquement, l’intelligence c’est un peu ça. C’est-à-dire qu’il y a d’un côté les cogniticiens qui eux ont une sorte de postulat de base qui est : on ne travaille que sur ce qui est mesurable, sur ce qu’on peut compter. En soi, pourquoi pas ? C’est intéressant. Donc on ne commet pas l’erreur de se dire : il n’existe que ce que l’on peut compter. A condition de ne pas croire que du coup l’objet que l’on a en face de soi c’est tout l’objet. Parce que précisément dans le psychisme il y a des choses que l’on peut compter : on peut compter une vitesse de traitement, on peut compter une mémoire de travail. Comment on compte une hypersensibilité ? Comment on mesure un truc comme ça ? Comment on mesure une faible résistance à l’ennui ? C’est extrêmement difficile ! Et quand on tente de le faire, la plupart du temps c’est totalement biaisé. Donc il y a bien un moment où en sociologie, en histoire, dans l’approche du psychisme il faut s’en remettre à de la spéculation au sens noble du terme, à des hypothèses, à des intuitions d’ailleurs, à des convictions, et puis du coup les manier avec une extrême prudence. Ce qui signifie aussi d’ailleurs que c’est que j’ai fait dans mon ouvrage. Je ne parle pas en tant qu’expert qui saurait quelque chose, je propose des hypothèses dont je pense qu’elles éclairent peut-être un certain nombre de phénomènes qui sont difficiles à expliquer sans cela. Mais bien sûr, ce ne sont que des hypothèses.
Planète Douance : quels sont les choix de vie qui nous restent, Carlos Tinoco, actuellement ? Enfin, les plus porteurs à votre avis ?
Carlos Tinoco : j’ai l’impression que dans cette société telle qu’elle fonctionne, et aussi désastreuse puisse-t-elle être à certains égards, il y a quand même mille et une possibilités de chemins de vie très libres. Quitte à ce que cela puisse paraître inconfortable, parce qu’effectivement quand on est en train d’essayer de réinventer constamment le sens des choses, c’est d’un certain côté coûteux, et d’un autre c’est aussi ce qui permet des fulgurances, des expériences humaines ou des chemins de vie très libres. Je ne sais pas comment répondre plus précisément à cette question. Mais en tout cas il est sûr que beaucoup de ceux que je reçois à mon cabinet et qui sont concernés par ce profil, viennent avec une souffrance qui est liée à un désir très fort de sens, qui peut les amener à ne pas supporter leur boulot, à en changer régulièrement. Et du coup c’est là que va se loger la différence, enfin quelque chose de clé chez le thérapeute, parce que s’ils considèrent que finalement le fonctionnement sain c’est une résignation et que la norme a raison, qu’après tout bon, ben voilà, le boulot c’est pas passionnant, c’est pas fait pour être passionnant, mais c’est comme ça, il faut bien ce qu’il faut…
Planète Douance : dans cette option-là, vous dites, en termes clairs, que les gens surdoués sont malades ?
Carlos Tinoco : moi ?
Planète Douance : non, pas vous, je veux dire par là que ce que l’on peut penser de ce que vous avez dit c’est donc que les gens surdoués sont malades dans le sens où ils ne s’adaptent pas, ils ne peuvent pas s’adapter, ils ne peuvent pas comprendre…
Carlos Tinoco : oui, sauf que pour moi c’est la norme qui est plutôt malade.
Planète Douance : bien sûr, pour moi aussi…
Carlos Tinoco : je ne suis pas sûr du tout que les surdoués soient malades. Il y a une norme qui va mal d’ailleurs aujourd’hui non ? Faut quand même ouvrir les yeux ! Justement on en revient à ce que je disais tout à l’heure, c’est difficile de compter le bonheur ou le malheur. Mais tout de même, si on fait la somme des conduites addictives, des dépressions nerveuses, des gens qui ont besoin de somnifères, ou d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques, ou d’alcool, ou de drogue, ou de compulsivement jouer sur un ordinateur ou de regarder une télé, je dis bien compulsivement, sans aucune maîtrise du truc, et sans que cela soit satisfaisant, on obtient quand même des pourcentages fracassants. Il suffit de prendre le métro pour s’apercevoir que les gens ne vont pas bien.
Planète Douance : et paradoxalement, ce sont les surdoués qui consultent.
Carlos Tinoco : oui, c’est ça. Et paradoxalement effectivement, dès qu’un individu interroge tout ça un peu trop crûment, on dit « mais ce n’est quand même pas possible ce truc-là », c’est lui qui est censé être le malade. C’est là, du coup, qu’il y a un choix politique fondamental, politique au sens philosophique du terme, dans le type d’approche suivi par le thérapeute. Est-ce qu’il s’agit de lui apprendre à se résigner, et à cahin-caha de se dire que bah la vie c’est pas passionnant mais tant pis, faut la traverser ? Ou est-ce qu’il s’agit de s’emparer de la problématique de cet individu, de son désir, qui est nécessairement légitime, et d’essayer ensuite de l’aider, de voir comment, qu’est-ce qui bloque, où ça bloque, et qu’est-ce qui dans son histoire singulière permettrait que ce désir puisse s’incarner, prendre forme et du coup façonner son existence ?
Planète Douance : le surdoué ne serait-il pas la victime expiatoire de notre société quelque part ?
Carlos Tinoco : je ne sais pas s’il est la seule victime expiatoire. Par exemple dans l’Education Nationale, il joue parfois et souvent même ce rôle-là effectivement. Parce que finalement il est celui qui surexpose… Au fond, moi qui suis prof je le vois bien, et ce n’est pas que de la responsabilité des profs, c’est le statut du savoir dans une société, c’est tout un tas de choses. Les élèves s’emmerdent copieusement en cours. Vraiment. Mais disons que la plupart des élèves arrivent à l’accepter. Ils s’emmerdent, mais après tout c’est comme ça, tout le monde s’emmerde, leurs parents se sont emmerdés avant eux, et puis ben c’est comme ça la vie. Oh, on s’amuse un peu de temps en temps sur un jeu vidéo, quand on va faire les soldes. Et puis, le surdoué, c’est celui qui quand il s’emmerde, souvent ne le supporte pas du tout. Alors lui il est en train de massacrer sa gomme compulsivement, il est en train d’emmerder ses voisins, de les taquiner, il est en train de défier le prof. Lui vraiment il s’asphyxie. Et au fond, le rapport à ce surdoué-là serait beaucoup moins violent s’il n’était pas en train de surexposer un problème que tous vivent.
Planète Douance : donc, pour conclure, le surdoué a raison et les autres, malheureusement, sont dans un processus morbide. Quelque part ?
Carlos Tinoco : disons, dit comme ça évidemment c’est un peu provocateur…
Planète Douance : oui, je l’assume, je l’assume.
Carlos Tinoco : mais, allons, assumons-le, assumons-le. (rires)
Planète Douance : bien, écoutez, Carlos Tinoco, je vous remercie beaucoup, je rappelle donc que vous êtes à l’heure actuelle psychiatre, et que vous avez eu …
Carlos Tinoco : psychanalyste ! Psychanalyste !
Planète Douance : psychanalyste oui.
Carlos Tinoco : psychanalyste et enseignant de philosophie.
Planète Douance : et enseignant de philosophie, et que vous avez eu un parcours assez intéressant, d’ailleurs je donne l’adresse de votre blog : c’est www.carlos-tinoco.fr. Je conseille à tout le monde de le regarder et de le lire avec attention, et aussi d’écouter donc vos interviews qui sont passionnantes. Carlos Tinoco, merci beaucoup !
Carlos Tinoco : et bien merci beaucoup !
Planète Douance : bonne journée !
Carlos Tinoco : vous aussi. Au revoir !
Retranscription effectué par Harpo et Mog