Planète-Douance

Les surdoués et les autres

Les surdoués et les autres, penser l’écart. De Carlos Tinoco, Sandrine Gianola et Philippe Blasco.

Un ouvrage passionnant dans lequel l’intelligence est replacée dans une perspective anthropologique, celle d’un être humain dont la conscience du temps et de la mort conditionne toute la cognition. Non seulement l’énigme des «surdoués » s’y résout, mais cela éclaire certaines angoisses généralement passées sous silence.
Le caractère très novateur de cette approche permet de refonder la pensée de la douance en s’élevant au-dessus des querelles de chapelle.

D’habitude, la douance est décrite, jamais expliquée et on propose aux «  surdoués  » des outils censés les aider à s’adapter. Dans cet ouvrage, l’intelligence est replacée dans une perspective anthropologique, celle d’un être humain dont la conscience du temps et de la mort conditionne toute la cognition. Non seulement l’énigme des «  surdoués  » s’y résout, mais cela éclaire certaines angoisses généralement passées sous silence.
Dans ce livre il s’agit d’analyser la «  folie  » ordinaire, celle des gens «  normaux  »,  pour en finir avec la prétendue «  immaturité affective  » des «  surdoués  ». Ce renversement de perspective permet aussi de modifier radicalement la manière de poser certains problèmes très contemporains  : crise de l’autorité, crise des valeurs, quête de la subjectivité, mythe de la modernité désenchantée.
On part ici de l’anthropologie, on emprunte à la philosophie, l’épistémologie, la sociologie, les neurosciences, la psychanalyse, mais il ne s’agit pas que de théorie  : les auteurs travaillent aussi à partir de leur expérience concrète, de cliniciens, d’enseignants, d’êtres humains ayant vécu dans leur chair la souffrance de ce décalage parfois abyssal. Parce qu’il y a urgence à comprendre pour sortir de la sidération.

Extrait du livre :

À LASSAUT DES DRAGONS

C.T. : Ceci n’est pas un livre, mais une aventure. C’est ainsi que nous avons vécu son écriture et c’est à cela que nous voudrions inviter le lecteur. Et dans toute aventure qui se respecte, il y a des dragons. D’ailleurs, ces derniers ont tenu une place décisive dans ma vie et je leur en suis très reconnaissant. J’avais treize ans, et j’étais entré dans cet âge redoutable où les jeux de l’enfance ne sont plus aussi amusants, où il est temps de passer aux « choses sérieuses » : réussite scolaire, projets d’avenir, le tout dans un quotidien à périr d’ennui. L’âge adulte qui se profilait à l’horizon ne faisait pas rêver et les relations amicales au collège étaient à l’image de la torpeur dans laquelle nous traversions nos journées. Soudain arriva des États-Unis le premier jeu de rôle : Donjons et Dragons. Coup de tonnerre ! Nous nous retrouvions à quelques-uns, pendant des après-midi entières, à écouter un maître du jeu qui avait minutieusement préparé son scénario et nous décrivait la situation de nos personnages : « Vous êtes dans une taverne enfumée, un barde joue mollement une vieille ballade, à la table d’à côté se trouvent deux hommes à la mine patibulaire, ils ont une hache à la ceinture. Un peu plus loin l’aubergiste vous scrute d’un œil suspicieux. Quelques paysans jouent aux cartes et, près du feu, un vieillard contemple les flammes, appuyé sur son bâton, peut-être un magicien. Que faites-vous ? » Et là, c’était parti, on proposait une action, on engageait le dialogue avec l’un des clients de l’auberge (joué par le maître du jeu), on découvrait qu’il existait une vieille légende selon laquelle, en se dirigeant vers l’ouest, et en traversant le lac sombre, on finissait par arriver à un château gardé par un monstre qui crachait du feu, on louait les services des deux patibulaires ou on les castagnait pour leur prendre leurs armes, et on continuait ainsi à rêver ensemble pendant des heures. Parfois même, dans l’aventure, on rencontrait une bergère ou une guerrière dont on tombait amoureux. On était tous grands, forts, intrépides, prêts à mourir les uns pour les autres. Mon personnage était un mage, elfe, qui tirait à l’arc remarquablement (ceux qui ont beaucoup joué à D&D se souviennent peut-être du fait qu’un mage, même elfe, n’était pas habilité à tirer à l’arc, mais j’avais contourné l’interdit).

Pendant deux ans, j’y ai joué assidûment, et j’y ai appris l’anglais (les livres de règles n’étant pas encore traduits). Surtout, il s’est passé un étrange phénomène : j’ai peu à peu pris conscience du fait que la vie réelle était là, dans ce que je partageais avec mes camarades, quand nous nous imaginions dans les corridors obscurs d’un antre de gobelins. Lorsque, deux ans plus tard, j’ai croisé la route de rêveurs qui m’ont proposé de préparer avec eux la révolution mondiale, pour bâtir un monde libre, sans misère et sans guerre, je suis allé combattre d’autres dragons, et comme pour changer le monde il faut le comprendre, j’ai découvert que la philosophie, l’histoire, l’anthropologie et l’économie étaient de magnifiques terres d’exploration, pour un chevalier errant juché sur des Rossinantes improbables. C’est ainsi que, de quêtes en quêtes, j’ai été conduit au premier acte de cet ouvrage.

D’habitude, on affronte les dragons à la fin, après un long périple et quelques escarmouches avec des brigands de passage. Ici, on commencera par là, avec la partie la plus théorique. J’avoue qu’au départ, c’était un tout petit dragonnet, censé cracher des flammèches, une mise au point sur certains aspects de la théorie de l’intelligence qui avait émergé dans Intelligents, trop intelligents. Je voulais montrer notamment que cette théorie ne reposait pas sur des postulats psychanalytiques, pour dissiper certains malentendus. Les concepts psychanalytiques nous sont très utiles, parmi beaucoup d’autres, mais nous nous en servons pour travailler, en aval de nos hypothèses fondamentales, certaines des difficultés qu’elles entraînent. Ce qui devait être une clarification a, sous nos yeux et au fil de nos échanges, grossi, pris une taille de bestiau respectable.

Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de faire froidement de la théorie. Il est question des souffrances et des vertiges, des espoirs et des rêves, de ceux que la question de l’intelligence a trop souvent crucifiés. Fait notable : plus les procédures de preuves sont aléatoires dans tel ou tel champ de la connaissance, plus la parole « experte » verrouille son discours à l’aide d’arguments d’autorité et cache sa logique et ses prérequis derrière un nuage d’encre. Pour notre part, nous préférons proposer au lecteur d’affronter un dragon, plutôt qu’un poulpe (aussi sympathique que soit ce dernier animal). Mais l’approche que nous avons choisie ne se justifie pas seulement d’un souci épistémologique1 et éthique. Elle se justifie, aussi et surtout, d’un double horizon clinique et politique.

Clinique, parce que les « surdoués » sont souvent ceux qui s’autorisent à réfléchir, par-delà leurs domaines d’expertise supposée. Ils veulent en général comprendre, ils en ont même besoin. Nous avons donc écrit le livre que nous aimerions lire, quel que soit le sujet abordé. Un livre qui tente de fournir de la manière la plus explicite les clefs de sa progression logique. Politique, car il y a aussi là une revendication, à l’heure où la parole est si souvent verrouillée par des mécanismes d’autorisation contestables. Ce qu’on propose au lecteur, surtout à celui qui n’est pas habitué à la littérature des « sciences humaines », c’est l’essai de se fier à sa seule logique pour nous suivre pas à pas et, peut-être, déceler les failles de nos raisonnements ou s’approprier leur fécondité. Nous jargonnerons le moins possible et nous préciserons toujours les définitions des concepts que nous emploierons. Notre visée tient en quelques mots : il est essentiel à nos yeux que toute personne désireuse de comprendre puisse, quel que soit son bagage culturel, s’embarquer avec nous dans l’aventure. Le chemin sera parfois escarpé, parfois aride, mais toujours praticable.

Cependant, pour celui qui préférerait tailler la route différemment, je tiens à signaler qu’il est possible de laisser la lecture de cette partie pour plus tard. Notamment en ce qui concerne la partie la plus aride (pour les lecteurs de Tolkien, pensez aux landes desséchées du Mordor) : le premier chapitre. On y refonde les postulats2 et les hypothèses qui guident notre approche de l’intelligence, et, par-delà, de la psyché. Il est écrit de manière à ce que tout le monde puisse s’en emparer, à condition d’être méthodique et attentif : il s’agit d’un chapitre pour amateurs de Rubik’s Cube ! Pour autant, le lecteur qui se sent l’âme buissonnière pourra le survoler voire le sauter carrément sans que cela ne pose de problème majeur. Et peut-être, butant sur tel ou tel concept au cours de sa lecture, reviendra-t-il vers l’acte I avec d’autant plus d’appétit.

Me voici donc, à l’orée de cette aventure, dans la position du maître de jeu : « Chers lecteurs, vous voici face à trois portes : la première mène à la partie la plus périlleuse du voyage, dans les plaines austères de l’épistémologie, l’envers du décor de notre construction théorique. Si vous choisissez cette porte, poursuivez simplement cette lecture. La seconde porte conduit à un paysage plus accueillant, plus vallonné et plus vert, à des questionnements universels qui touchent plus directement chacun. Si vous optez pour celle-ci, rendez-vous au début du chapitre 2. Enfin, la troisième porte vous emmène directement là où votre curiosité première vous a sans doute fait ouvrir ce livre. Si vous préférez prendre ce chemin, rendez-vous au début de l’acte II mais, attention ! Face à certains coffres, vous apercevrez que vous n’avez pas la clef, faute d’avoir erré dans l’acte I, ce qui vous conduira à revenir en arrière… mais peut-être est-ce la lecture la plus féconde ? »